Une rencontre dans l’express
Le train, foisonnant de voyageurs, se trainait à une vitesse moindre qu’on ne l’eut cru en raison de ses spectaculaires secousses. C’est à peine si l’on pouvait se déplacer dans le couloir, encombré de paquets et de valises et de nombreuses personnes qui n’avaient pas de siège. L’épaule appuyée contre le bord d’une vitre, Juan était occupé à voir défiler le paysage, où apparaissait, à gauche, l’Èbre, près de Caspe. Tout fatigué qu’il était après de nombreuses heures debout, cela n’avait guère d’importance pour lui, car vingt jours de vacances s’ouvraient à lui.
Juan se rapprocha de la fenêtre pour laisser passer un gros monsieur. Se retournant ensuite, il le suivit du regard. La hâte de ce monsieur lui sembla amusante. Cela aurait été marrant s’il était tombé sur quelqu’un d’autre de son même volume. Tout d’un coup, Juan vit un visage qui le subjugua d’émotion, le paralysa et le rendit confus. Il ne put tout d’abord pas croire ce qu’il voyait, mais se rendit compte qu’il ne s’y était pas trompé.
Le cœur de Juan s’affola au point qu’il lui semblait qu’on l’entendait battre. Il regarda alentour, personne n’avait remarqué son agitation. C’était bien elle, Luisa, dont il s’agissait. Elle venait de sortir, indécise, de l’un des compartiments, emprisonnée au milieu de tant de gens. Derrière elle, un homme posait une main familière sur son épaule. « Ce doit sans doute être son mari » pensa Juan.
Rien n’aurait plus plu à Juan que de pouvoir parler seul à seul avec Luisa, même s’il ne savait pas de quoi ils auraient bien pu parler, qui sait ? Une vieille, profonde amertume se faisait une place douloureuse dans sa poitrine. Malgré cela, il était heureux de voir Luisa, même s’il s’agissait d’un bonheur contrarié par le rappel du prix élevé qu’il avait dû payer. Juan détourna les yeux pour ne pas croiser ceux de Luisa, qui devait sans doute chercher un espace moins encombré pour s’installer. Et précisément à côté de Juan l’endroit était plus dégagé. Le couple se dirigea vers cet endroit, Luisa derrière, à moitié cachée par son mari.
Juan ressentit le désir de prendre la fuite, mais resta immobile, irrésolu, en proie à la sensation qu’à tout moment ses forces céderaient et qu’il tomberait, foudroyé. Ils s’installèrent à la même fenêtre, à côté de Juan, qui était frôlé par le mari. Alors que Luisa s’adossait à la porte d’un compartiment, elle vit Juan. Elle fut pris d’une secousse, son visage se transforma et ses yeux, paralysés, démesurément ouverts, se fixèrent sur Juan. Luisa tenta de se rasséréner sans vraiment y parvenir. Juan était tout aussi altéré. Le gros monsieur d’auparavant repassa. Juan et Luisa, qui était de l’autre côté de son mari, se collèrent à la fenêtre. Le mari trouva sa femme étrange.
« Il t’arrive quelque chose ? demanda-t-il par simple courtoisie.
—Non, j’ai un peu la tête qui tourne, mais ça va bien. Ces voyages sont tellement pénibles !
Juan aurait voulu saluer Luisa, lui demander tant de choses, connaitre sa vie minute après minute depuis qu’il l’avait vue pour la dernière fois quatre ans auparavant. Luisa en voulait tout autant. Mais la situation n’était pas favorable. Ils se reclurent tous deux dans leurs souvenirs communs, qui défilèrent en quelques instants dans leurs imaginations.
Ils étaient tous deux employés des Télégraphes. Un jour, ils tombèrent l’un sur l’autre à la sortie du travail et firent connaissance. Dès le début, ils se sont pris en sympathie. Au départ, une franche amitié les unissait, qui s’était transformé peu à peu en un lien plus intime. Ils se mirent ensemble avant de se fiancer. Mais Luisa fut mutée ailleurs. Juan conseilla à sa promise d’abandonner son poste pour ne pas être séparés, de toute façon elle n’aurait pas d’autre choix que de l’abandonner un peu plus tard. Luisa avança que son salaire ne serait pas de trop pour installer leur famille, et qu’ils repenseraient, une fois mariés, si elle quitterait son travail ou si elle demanderait un congé sans solde afin de ne pas perdre son droit à une pension puis, en fin de compte, ils convinrent de se séparer momentanément.
Ils s’écrivaient très souvent. C’est Juan qui rendait visite, chaque week-end, à sa fiancée, car elle était réticente aux voyages. Plusieurs mois passèrent ainsi. Jusqu’à ce qu’une lettre de Luisa brisa Juan en mille morceaux (ou en beaucoup plus ?), lui dont le cœur venait d’être cloué sur place.
Luisa lui demandait plus ou moins dans sa lettre de la pardonner pour son mauvais comportement envers lui, lui disait qu’elle l’avait trompé, qu’il ne méritait pas cela, et qu’elle allait se marier. Juan ne se résigna pas, il pensa à aller la chercher pour l’entendre de vive voix et essayer de la convaincre. Mais, à moins qu’il ne parte en avion privé sans perdre la moindre minute, il ne la trouverait plus célibataire. La lettre était accompagnée d’un carton d’invitation au mariage.
Juan fut détruit. En un instant, tous ses rêves s’étaient effondrés. « Comment a-t-elle pu me tromper dans ses lettres, et, surtout, quand j’étais avec elle ? ». Maintenant il trouvait bien qu’elle avait été bizarre, oui, mais… Juan recouvra son équilibre avec le temps. Il n’y avait rien à y faire ! Un an plus tard, il reçut une lettre de Luisa. Son mariage était un calvaire, elle regrettait, elle reconnaissait sa gravissime erreur, le désespoir la rongeait. Cette lettre était un soulagement. Mais elle réveilla les sentiments de Juan, qui lui écrit plusieurs fois, toujours sans obtenir de réponse. Ainsi allaient les choses, quand, par hasard, ils s’étaient retrouvés dans le train.
Juan regarda son ex-fiancée, femme d’il ne savait qui, et trouva qu’elle était belle. Il y avait un nœud dans la poitrine de Juan qui pouvait être autant de joie que de tristesse, peut-être même les deux. Luisa le regardait discrètement, sereine en apparence, mais en proie au chaos en son sein. Au milieu d’eux, le mari, l’ignoble rival de Juan et, sans doute, le lourd fardeau de Luisa. Ou avaient-ils fait la paix entre eux ?
Le trio occupait le cadre de la fenêtre, entouré de gens, plongé dans le crépitement des roues. Luisa, pensive, posa sa main sur le bout de la balustrade, le visage face au paysage, parfois voilé par les rideaux de fumée qui s’échappaient de la fumée de la locomotive. Le défilé rapide des poteaux, des champs, des arbres, des monticules au loin lui faisait du bien… Juan posa sa main sur l’autre bout, croyant ingénument qu’il percevrait la chaleur de Luisa à travers le métal. Mais la balustrade était froide et il l’agrippa à s’en faire mal.
Juan réfléchissait à une façon de communiquer avec Luisa quand il lui sembla que la balustrade de la fenêtre bougeait presqu’imperceptiblement sous sa main, et que ces mouvements n’étaient en rien machinaux. Il y prêta attention. En effet, c’était de légers petits coups, presqu’insaisissables, d’autres plus accentués ou plus prolongés. Il se rappela alors, tout d’un coup, que fut un temps où Luisa et lui s’étaient mis à se dire des bêtises en morse un peu partout. Ils se moquaient bien des gens qui ne pouvaient comprendre leurs manipulations. Il regarda Luisa. Elle lui fit un léger signe discret des yeux. Ils commencèrent alors à communiquer sans mot dire.
Un mouvement doux, un autre léger, un autre plus long, ensuite doux, long, plus accentué… Un point, deux points, un point et un trait, un point, un trait…
—L u i s a, composa Juan, dont les tapotements enfermaient toute sa tendresse ravivée.
—I l f a u t q u e j e t e p a r l e, répondit-elle.
Ce jeu exigeait de l’habileté et une grande patience. Et que la personne qui les séparait ne s’en rende pas compte.
—J e t ’ a i m e, poursuivit Juan, sans tourner autour du pot.
—J e v a i s à B a r c e l o n e, répondit Luisa.
—Moi aussi.
Parfois ils confondaient un mot ou ne se comprenaient pas vraiment, mais persévéraient jusqu’à trouver ce qu’ils avaient chacun à se dire.
—J e s u i s v r a i m e n t m a l h e u r e u s e.
—O ù o n p e u t s e v o i r ?
Le mari se retourna, observa sa femme, puis alluma une cigarette avant de lui demander :
—Tu fatigues ? On va s’asseoir quand tu veux.
Le mari resta dos à la fenêtre. Luisa du prendre d’énormes précautions. Elle reprit son message :
—A u p i e d d e C o l o m b – d e m a i n – à s e i z e h e u r e s.
Juan répéta le lieu, la date et l’heure du rendez-vous.
—O u i, confirma Luisa. Elle avait mal à son bras, si longtemps tendu. Elle était contente, incroyablement contente. Elle pensait déjà à l’excuse qu’elle allait trouver. Elle adressa un regard particulier à Juan. Quelques secondes après, elle s’adressa à son mari :
—On va s’asseoir ?
—Comme tu veux, répondit-il, jetant par terre un tiers de sa cigarette avant de l’écraser.L’express s’approchait de la gare de Mora la Nueva. Quelques voyageurs s’apprêtaient à descendre. Il restait encore quatre heures de voyage pour Barcelone.
Texte d’Antonio Sanchez Portero (Un encuentro en el expreso) publié dans le recueil Cuentos nostálgicos desde Calatayud.
Traduit de l’espagnol (Espagne) par Benjamin Aguilar Laguierce
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