Mâchoire (Mandíbula) – Littérature équatorienne (extrait) – Traduction de Benjamin Aguilar

I

À peine eut-elle ouvert les yeux que les ombres du jour se brisant s’affaissaient sur elle. C’étaient de volumineuses taches — « l’opacité est l’esprit des objets » disait son psychanalyste — qui lui permettaient de deviner quelques meubles mal en point et, plus loin, un corps fantasmagorique récurant le sol avec une serpillière pour hobbits. « Merde », cracha-t-elle contre le bois sur lequel s’écrasait le côté le plus laid de son visage de Twiggy-face-of-1966. « Merde », et sa voix résonna comme celle d’un dessin animé en noir et blanc un samedi soir. Elle se voyait en imagination où elle était, sur le sol, avec le visage de Twiggy, qui était en réalité le sien sauf pour ce qui est de la couleur-canard-classique des sourcils de la mannequin anglaise ; sourcils-canard-de-baignoire qui ne ressemblaient en rien à la paille brûlée et non épilée autour de ses yeux. Même si elle ne pouvait pas se voir, elle savait exactement la forme reproduite par son corps gisant et l’expression peu gracile qu’elle devait avoir dans cet infime instant de lucidité. Cette conscience complète de son image lui procura une sensation de contrôle, sans la rassurer totalement car, malheureusement, la connaissance de soi n’avait jamais transformé personne en Wonder Woman, qui était précisément ce qu’elle devait devenir pour se libérer des cordes qui lui liaient les mains et les jambes, comme les actrices les plus glamours de ses thrillerspréférés.

D’après Hollywood, 90% des enlèvements se terminent bien, pensa-t-elle, surprise que son esprit n’adopte pas d’attitude plus sérieuse dans un moment comme celui-là.

Je suis attachée. Cette énonciation sonnait tellement incroyable dans sa tête ! Jusqu’à présent, « être attachée » n’avait été qu’une métaphore sans corps. « J’ai les mains liées » avait l’habitude de dire sa mère quand elle avait les mains libres. Maintenant, en revanche, grâce à l’espace inconnu et à la douleur qui peuplait ses extrémités, elle était sûre que quelque chose de vraiment mauvais lui arrivait ; quelque chose de semblable à ce qui se passait dans les films qu’elle regardait parfois pour entendre, tandis qu’elle se touchait, une voix comme celle de Johnny Depp lui disant : « With this candle, I will light your way into darkness » — selon son psychanalyste, cette excitation qui l’accompagnait depuis ses six ans, depuis qu’elle avait commencé à se masturber sur l’abattant des toilettes en récitant des tirades de films, répondait à un comportement sexuel précoce qu’ils se devaient d’explorer ensemble—. Elle avait toujours imaginé la violence comme une suite de vagues qui cachaient des pierres avant de s’écraser contre la chair de quelque chose de vivant, mais jamais comme ce théâtre d’ombres ni comme la quiétude interrompue par les pas d’une silhouette voutée. Pendant les cours, sa professeure d’anglais leur avait fait lire un poème tout aussi obscur et confus. Cependant, elle avait mémorisé deux vers qui, tout d’un coup, dans cette possible cabane ou habitacle de bois qui grinçait, commençaient à prendre sens :

There, the eyes are

sunlight on a broken column.

C’est probablement ce qu’étaient ses yeux maintenant : la lueur du soleil sur une colonne brisée — la colonne brisée étant, bien entendu, le lieu de son enlèvement ; un espace inconnu et arachnide qui ressemblait à l’envers de sa maison—. Elle avait ouvert les yeux par erreur, sans penser combien il serait difficile d’éclairer ce rectangle sombre et sa ravisseuse qui le nettoyait comme une mère au foyer quelconque. Elle voulut ne pas se poser de questions sur des choses futiles, mais elle était déjà en dehors d’elle-même, dans un enchevêtrement lui étant étranger, obligée de faire face à ce qu’elle ne pouvait pas résoudre. Voir les choses du monde, l’obscurité et la lumière se mêlant et se démêlant, l’accumulation de ce qui existe et occupe une place dans la composition dramatique du Dieu drag-queende sa copine Anne — que dirait-elle quand elle apprendrait sa disparition ? Et Fiore ? Et Nathalie ? Et Analia ? Et Xime ? — ; tout dans ses yeux qui la brûlait plus que toute autre fièvre n’était autre qu’un accident. Elle ne voulait pas voir et se blesser avec les choses du monde, mais quelle était la gravité de la situation dans laquelle elle se trouvait ? La réponse annonçait une nouvelle gêne : un soulèvement dans le creux de sa gorge.

Le corps qui récurait le sol s’arrêta et la regarda, du moins c’est ce qu’elle croyait, même si à contrejour elle ne pouvait rien voir d’autre qu’une silhouette semblable à la nuit.

—Si t’es réveillée, assieds-toi.

Fernanda, le profil droit écrasé contre le bois, lâcha un rire bref et involontaire dont elle se repentit presque aussitôt, quand elle entendit et put comparer le bruit de ses instincts avec les pleurs d’une belette. À chaque seconde qui passait, elle comprenait mieux ce qui lui arrivait et son angoisse augmentait, s’étendant dans l’espace envahi d’une demi-pénombre comme si elle escaladait l’air. Elle essaya de s’asseoir, mais ses rares mouvements furent ceux d’un poisson convulsionnant sur ses propres terreurs. Ce dernier échec l’obligea à reconnaitre le pathétisme de son corps désormais vermoulu et provoqua une crise de rire qu’elle fut incapable de contrôler.

—De quoi ris-tu ?— demanda, sans véritable intérêt à vrai dire, l’ombre vivante tandis qu’elle essorait la serpillière pour hobbits dans la silhouette d’un sceau.

Fernanda s’arma de toute sa force de volonté pour stopper le rire à pleines dents qui la secouait, et, ayant pu enfin se reprendre, honteuse du manque de maitrise de ses réactions, elle se souvenait de s’être imaginée sur le sol dans une robe bleu électrique, comme une version moderne de Twiggy enlevée, top-model-always-divajusque dans les situations les plus limite, et non dans l’uniforme du lycée, qui était ce qu’elle portait en réalité : chaud, froissé et dont se dégageait une odeur d’adoucissant.

La déception avait la forme d’une jupe à carreaux et d’une blouse blanche tachée de ketchup.

Sorry, Miss Clara. Il se trouve que je ne peux pas bouger.

Le corps posa la serpillière contre le mur et, se séchant les mains sur ses vêtements de candidate à religieuse, avança vers elle émergeant des ombres tranchantes vers une lumière dure qui révéla sa chair rose comme un pélican plumé. Fernanda fixa son regard sur le visage ovipare de sa professeure comme si ce fût vital en cet instant de loupe où elle put voir des veines violettes, jamais identifiées auparavant, sur ses joues. Ces machins-là n’apparaissaient-ils donc pas seulement sur les jambes ?se demanda-t-elle quand des mains trop grandes la soulevèrent du sol et l’assirent. Cependant, alors même qu’elle essaya de profiter de sa proximité avec Latin Madame Bovary, elle ne put voir aucun mot obstrué dans ses gestes. Il y avait des gens qui pensaient avec le visage et il suffisait d’apprendre à lire les muscles de leur face pour savoir ce qu’ils pensaient, mais ce n’était pas donné à tout le monde de savoir élucider les messages de la chair. Fernanda croyait que Miss Clara parlait un langage facial primitif ; un langage parfois inaccessible, parfois à nu comme une steppe ou un désert. Elle n’osa rien dire quand la professeure repartit et les ombres se déplacèrent. Ainsi, assise, elle put étirer ses jambes liées par une corde verte —celle qu’elle utilisait au lycée pour sauter pendant les cours d’éducation physique— et voir ses mocassins proprissimes que Charo, sa mamie, avait nettoyés la veille. Au fond, deux baies vitrées qui occupaient la partie extérieure du mur lui permirent de voir un feuillage exubérant et une montagne ou un volcan au sommet enneigé qui lui firent se rendre compte qu’elles étaient en dehors de sa ville natale.

—On est où ?

Ce n’était pourtant pas la question qui importait le plus : Pourquoi est-ce que vous m’avez enlevée, Miss Clara ? Pourquoi est-ce que vous m’avez attachée et enlevée de la ville aux flaques d’eau crade, salope-mal-baisée-fille-de-pute ? Hein, salope de merde ?En revanche, elle supporta le silence avec la résignation de celui sur la tête duquel tombe le ciel et se mit à pleurer. Non pas qu’elle eut peur, mais parce qu’une fois de plus, son corps faisait encore des choses qui n’avaient pas de sens et elle ne pouvait supporter un tel chaos lui détruisant la conscience. Sa connaissance d’elle-même s’était fissurée, elle était désormais une inconnue qu’elle pouvait observer de l’extérieur et non de l’intérieur. Tremblante, elle observait avec haine le corps de sa professeure se mouvant comme une branche effeuillée tandis qu’elle frottait le sol. Des morceaux de cheveux noirs lui frôlaient la mâchoire ample —le seul trait de ce visage quelconque sortant de l’ordinaire—. Parfois, quand elle souriait, Miss Clara avait l’air d’un requin ou d’un lézard. Une telle apparence, selon son psychanalyste, était discrète dans son agressivité.

—Je veux rentrer chez moi.

Fernanda attendit une réponse qui soulagerait son anxiété, mais Miss Clara Lopez Valverde, âgée de trente ans, un mètre soixante-huit, cinquante-sept kilos, aux cheveux à la hauteur des seins, aux yeux d’arthropode et à la voix d’oiseau à six heures du matin, l’ignora comme quand elle demandait en cours combien de temps il restait avant que la récréation ne sonne et qu’elle puisse sortir, s’asseoir par terre, les jambes ouvertes, à dire des obscénités ou à regarder les choses du monde —qui, au lycée, étaient toujours plus réduites et misérables que partout ailleurs—. Elle aurait dû demander : jusqu’à quand je serai ici, vieille salope de trou du cul plein de sang ?Mais les questions importantes ne sortaient pas du plus profond d’elle avec la même facilité que les pleurs et la colère, montrant les dents d’une façon si différente de Miss Clara et de celles peintes par Francis Bacon, le seul artiste dont elle se souvenait de ses cours d’Appréciation de l’art qui, par ailleurs, lui faisait penser aux vieux films d’horreur aux dentures rageuses de Jack Nicholson, Michael Rooker et Christopher Lee. Des dents qui grincent et des mâchoires : cette force abritée dans les os ne peuplait pas sa bouche ; pleurer comme elle le faisait, avec honte et haine, revenait à se dévêtir dans l’esprit neigeux de Miss Clara. Ou presque.

Elle promena son regard sur la pièce où elle était enfermée, confirmant que la cabane était petite et lugubre ; le foyer idéal pour le ver qu’elle était devenue, la tanière où elle devrait apprendre à se dévertébrer pour survivre. Tout d’un coup, le froid commença à faire trembler ses mains, et elle comprit qu’être en dehors de Guayaquil revenait à flotter dans un vide suspendu dans lequel elle ne pouvait pas se projeter. Ce vide, en plus, était suspendu à la respiration de Miss Clara et était dépourvu d’avenir. Et si cette grosse salope m’avait fait sortir du pays ? se demanda-t-elle avant de rejeter rapidement cette possibilité —il ne devait pas être si facile de traverser une frontière avec une adolescente sans papiers, complètement endormie, les mains attachées—. Elle essaya donc de reconnaitre la montagne ou le volcan qu’on pouvait voir par la fenêtre, mais ses connaissances des bosses terrestres de son tout-petit-pays-d’Amérique-du-Sud se réduisaient à quelques noms tape-à-l’œil et quelques petites images imprimées dans son livre de géographie. La côte aux rives ocres, la chaleur et un fleuve s’étendant avec le caractère dramatique du mascara sur un visage en pleurs était tout ce que son corps identifiait comme chez lui, alors même qu’elle le détestait plus que tout autre paysage. « Le port est une peau d’éléphant » déclamait un poème que Miss Clara leur avait fait lire en cours et avec lequel elles avaient toutes fait des avions qui s’étaient crashés contre le tableau. Toutefois, ce qu’elle voyait à travers cette fenêtre était un tout autre type de monstre. Maudit morceau de terre dans les nuages, pensa-t-elle en se durcissant comme un roc, avant de regarder sa professeure avec tout le mépris qu’elle s’était forcée d’étouffer derrière ses paupières.

—Vous allez morfler pour ça.

La silhouette cessa de frotter et, quelques secondes durant, elle ressemblait à une pièce d’art contemporain au milieu de l’habitation. Fernanda attendit patiemment une quelconque réaction qui provoquerait un dialogue, une voix qui déséquilibrerait le silence, mais aucun mot ne fit son apparition. En revanche, Miss Clara traversa la pénombre et sortit par une porte qui, en s’ouvrant, aspira toute la lumière de l’après-midi et illumina l’intérieur de la cabane. Fernanda entendit de l’eau éclaboussant quelque chose de ferme, le bruit du vent décoiffant les arbres et des pas qui se rapprochaient, mais avant que la lumière ne disparaisse de nouveau, elle vit un revolver étinceler comme un crane au centre d’une grande table.

Sa rage s’estompa.

—Non, dit Miss Clara alors qu’elle était redevenue une ombre—. C’est toi qui vas morfler, maintenant.

Fernanda la vit s’approcher et ferma les yeux. Ce corps d’arbre faisait quelque chose derrière le sien. Une haleine vaporeuse se déversa contre sa nuque, puis, elle sentit se relâcher les liens retenant ses poignets. La douleur de la liberté lui parvint avec une tiédeur traversant ses bras au moment précis où elle put les relâcher de part et d’autre de son corps. Elle essaya de défaire la corde retenant ses chevilles, mais ses mains répondirent avec la rigidité et la maladresse d’une machine oxydée. L’extérieur, pendant ce temps, se dilatait et faisait gonfler douloureusement ses yeux. Pourquoi ? se demanda-t-elle lorsque les liens cédèrent et qu’elle put écarter ses jambes dans sa jupe de lycéenne qui s’ouvrit comme un éventail. Pourquoi est-ce que je suis là ?

Face à elle, Miss Clara la regardait avec l’autorité que lui conférait le revolver situé derrière elle.

—Lève-toi.

Mais Fernanda-libérée resta figée. Elle savait que ça n’avait aucun sens de refuser, toutefois, elle ne put éviter de réagir de la même façon que quand Miss Clara ou Mister Alan ou Miss Angela l’expulsaient de la salle de classe, elle, sans se lever de son siège, les regardait dans les yeux, attendant de voir s’ils osaient la toucher, car elle savait très bien qu’ils ne le feraient jamais. Cette sécurité, maintenant qu’elle avait été kidnappée, n’existait plus. Pour la première fois, elle était vulnérable, ou, plus exactement, pour la première fois elle avait conscience de sa propre vulnérabilité. Son esprit semblait un bateau prenant l’eau, mais le naufrage pouvait devenir une nouvelle façon de penser.

—Lève-toi. Ne me fais pas me répéter.

Obéir. Sa poitrine était un rongeur fuyant de jour vers les égouts. Il lui était encore difficile de fléchir les doigts de ses mains, mais elle put cette fois les poser par terre et se mettre debout maladroitement. Elle évita de regarder le revolver qui gisait derrière sa professeure. Peut-être, réfléchissa-t-elle, quesi je ne le regarde pas, elle croira que je ne l’ai pas vu.

Mais Miss Clara signala du menton la chaise à l’autre bout de la table.

—Toi et moi on va devoir parler de ce que tu as fait.

©9h05 International 2019
©Benjamin Aguilar 2019

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