Le navire à coeur ouvert

Le navire à coeur ouvert

Stephen Crane

Traduit de l’anglais (américain) par Benjamin AGUILAR LAGUIERCE

Les monstrueuses vagues côtières soulevèrent haut le bateau permettant aux hommes d’entrevoir les filets d’eau blanche qui recouvraient la plage inclinée. —On ne va pas s’approcher plus, dit le capitaine. Chaque fois qu’un homme détournait son attention des vagues, il jetait un coup d’œil au rivage et l’expression de son regard lors de cette contemplation était emplie d’une qualité singulière. Le correspondant qui observait les autres savait qu’ils n’étaient pas effrayés, mais le sens entier de leurs regards restait voilé.

En ce qui le concernait, il était trop fatigué pour s’attaquer sérieusement au problème. Il tenta de contraindre son esprit à y penser, mais son esprit était alors sous l’emprise des muscles, et les muscles n’en avaient que faire. Il lui apparut simplement que s’il devait se noyer ce serait la honte. 

Il n’y eut aucune parole pressée, aucun visage pâle, aucune agitation pure et simple. Les hommes regardaient seulement le rivage. 

—Pensez bien à sauter loin du bateau quand il le faudra, dit le capitaine.

Au large, le sommet d’une vague s’abattit lourdement dans un bruit tonitruant et la longue déferlante blanche gronda sur le bateau. 

—Du calme tout le monde, s’exclama le capitaine. Les hommes gardèrent le silence. Ils portèrent leur regard du rivage à la déferlante et attendirent. Le bateau commença à s’incliner, sauta sur le sommet déchainé, rebondit par-dessus et se balança en arrière tout du long de la vague. Le peu d’eau qui pénétra le navire fut expulsé par le maître coq.

Mais le haut de la vague suivante percuta le navire à son tour. Les trombes d’eau blanche bouillonnantes envahirent le bateau dans un tourbillon presque perpendiculaire. L’eau déferlait de toutes parts. Les mains du correspondant reposaient sur le plat-bord à ce moment-là et quand l’eau y pénétra il retira rapidement ses doigts comme s’il se refusait à les mouiller.

Le petit bateau, ivre d’un tel poids d’eau, tituba et s’enfonça plus encore dans la mer. 

—Sors-moi cette eau de là maître coq, sors-la de là ! cria le capitaine.

—D’accord, capitaine, répondit le maître coq.

—Maintenant, les gars, la prochaine est la bonne, c’est sûr, dit le graisseur.

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